« Nora ou brûle Oslo brûle » de Johanna Frid présenté par Anna GIBSON

Nora est le premier roman de Johanna Frid, jeune trentenaire (elle est née en 1988), qui a auparavant co-écrit une suite poétique, Familieepos (« Épopée familiale »), publiée chez le même éditeur de qualité en 2017.

Nora a obtenu le prix Dagens Nyheters kulturpris 2019 et un accueil critique enthousiaste en Suède, ce qui n’est guère étonnant compte tenu de sa force et de son originalité. Les droits de traduction sont déjà vendus à plusieurs pays.

Auteur : Johanna Frid
Titre suédois : Nora eller Brinn Oslo brinn
Nombre de pages : 187
Année de publication : 2018
Editeur : Ellerströms förlag
Agent : Grand Agency
Présenté par Anna Gibson, anna.gibson@wanadoo.fr

La narratrice s’appelle Johanna Frid comme l’auteure, et partage à peu près tout avec elle. La voilà au début du roman, étudiante à Copenhague ; c’est l’été, elle se prépare à aller passer des vacances avec son petit ami danois Emil dans la maison des parents de celui-ci à Odense. En faisant sa valise, elle tombe par hasard sur la photo de profil de l’ex d’Emil – une sublime jeune Norvégienne prénommée Nora – et apprend dans la foulée qu’ils ont le projet de se voir et de prendre un café ensemble quand Nora sera de passage à Copenhague à l’automne.

Cette information déclenche chez Johanna un désespoir apocalyptique. Plus que le café, c’est l’image de Nora qui l’atteint, sans qu’elle puisse l’expliquer ni comprendre d’où lui vient cette intolérable souffrance. Johanna se transforme en stalker. Elle traque Nora via son compte Instagram, fantasme, délire sans retenue. Sa haine s’étend à la ville d’Oslo et à la Norvège tout entière. Au milieu du livre, une autre descente aux enfers commence quand elle apprend que la subite aggravation des maux de ventre et règles hémorragiques qui lui empoisonnent l’existence depuis toujours est le résultat d’une endométriose sévère jamais diagnostiquée…

Voilà tout l’argument des cent quatre-vingt-six pages de ce « roman ». On s’étonne qu’avec de tels ingrédients il soit possible de fabriquer un texte jouissif. Pourtant c’est le cas. Johanna Frid fait preuve d’une sûreté stylistique et d’un humour remarquables. Il en faut, pour un texte qui est moins une autofiction qu’une opération à cœur ouvert. L’écriture fouille là où ça fait mal : les sentiments inavouables, la folie, la haine, la honte, l’envie, la jalousie, le désir de meurtre. Elle affirme une vulnérabilité radicale, que seul le talent protège et sauve sans la mitiger. La voix, très personnelle, vous attrape dès les premières lignes et ne vous lâche plus – fluide, limpide, distancée, intrépide, tour à tour violente, corrosive,  hilarante, méditative, élégiaque,…

Le récit, apparemment simple et linéaire, est riche d’une réflexion aiguë sur la folie et la normalité, la relation à l’autre, le féminin, le maternel (le compte Instagram de la mère de Nora devient peu à peu pour Johanna aussi important que celui de Nora elle-même). Narrativement, il fait mouche avec son sens du détail, ses fantasmes débridés, ses scènes désopilantes tirées du quotidien de deux jeunes adultes d’aujourd’hui.

C’est un texte à la fois intime et exemplaire. Un essai d’ontologie au temps d’Instagram. Fini le secret, et fini le collectif. Place à une sociabilité mutante, isolante, place à l’exhibition truquée, à l’espionnage tragique, place à la manipulation des émotions archaïques, place aux jeux de miroirs qui rendent fou. On est là au cœur d’une réalité contemporaine cruciale que Johanna Frid donne à ressentir de façon saisissante. En cent quatre-vingt-six pages, elle avance. Elle défriche, ouvre des pistes, tente des voies de passage. L’enjeu est là, et il est de taille : Johanna Frid écrit pour sauver sa peau. La fin est plus réflexive que le début ; il est clair que quelque chose a changé. Ce texte est une traversée ; un chantier en cours ; un acte de courage.

La seule restriction, dans l’optique d’une traduction vers le français, est qu’il ne sera pas possible de rendre le jeu entre les trois langues (danois, norvégien, suédois) qui est l’un des ressorts comiques du livre. On pourra cependant transmettre l’ampleur des différences qu’elle souligne entre les trois cultures – ce qui est aussi l’une des originalités du texte, faisant de lui un authentique roman scandinave, ou trans-scandinave, unique en son genre.