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« Årddå, à la limite des arbres » de Harriet Nordlund présenté par Françoise SULE

Årddå, à la limite des arbres est un récit entièrement basé sur l’enfance de l’autrice same Harriet Nordlund et sur des événements qui ont réellement eu lieu. Harriet Nordlund raconte son enfance à travers le personnage de Ibbá et les expériences que cette dernière va vivre.

Titre suédois : Årddå vid trädgränsen
Autrice : Harriet Nordlund
Illustratrice : Kerstin Hjertén
Genre : Jeunesse
Editeur : DAT www.dat.net
Nombre de pages : 152 dont 54 illustrations
Année de publication : 2016
Le livre a été traduit en same de Lule.
Présenté par: Françoise Sule, francoise.sule@telia.com

La première partie du livre présente la vie d’Ibbà, petite fille same, qui grandit dans un petit village situé au nord du cercle polaire, dans Årrdå, dans le comté de Norrbotten.

Årddå, le mot same pour la limite supérieure des arbres, symbolise aussi la frontière entre deux réalités : le monde spirituel opposé au monde matériel.  On dit que les gens de cette région peuvent avoir le don de clairvoyance, ce qui fut le cas des parents de l’autrice qui ont transmis ce don à leur fille.

Le petit village où grandit Ibbà à la fin des années 50 se nomme Cercle polaire. Sa famille y vit selon la tradition same en autonomie, en utilisant ce que la nature fournit en harmonie avec l’environnement et les animaux. On vit frugalement, mais Ibbá ne manque de rien et a confiance en elle-même, heureuse dans ce milieu empreint d’amour. L’existence est magique.

La seconde partie du livre décrit la confrontation brutale avec un autre univers. À l’âge de 7 ans, Ibba doit commencer l’école et être interne en ville, loin des parents et de son village natal. Cela signifie vivre à l’internat, ne pouvoir rentrer chez soi que sporadiquement, être séparé de sa famille et de ses amis sames pour être placé dans une classe normale suédoise avec interdiction de parler sa langue maternelle. Cela signifie aussi être spolié de son identité same, être considéré comme un citoyen de seconde classe.

Ibbà réussira à vaincre ses épreuves et en sortira plus forte, mais aussi différente.

La création artistique de l’autrice est évidemment marquée par ces années d’enfance dans le terreau same, mais aussi par la période difficile passée à l’internat et à la ville. Harriet Nordlund parle au nom des faibles dans la société et au nom du peuple same et de sa spécificité. En jouant habilement de la poésie, de l’imaginaire et de l’humour, elle présente simplement, sans tomber dans le piège de la sensiblerie, les forces et la beauté de la culture same, mais aussi les écueils dus à la discrimination , la marginalisation.

L’histoire d’Ibbà nous touche donc pour plusieurs raisons. Elle reflète une réalité  vécue par la majorité des Sames nés avant les années 60. Une réalité qui a été gardée  secrète même par les Sames eux-mêmes jusqu’à une période récente, car elle était trop difficile à dire. Les Sames, unique peuple autochtone de l’Union européenne  demeurent dans le territoire nommé Sápmi qui couvre des parties de la Russie, Finlande, Norvège et Suède.  Le peuple same a son propre drapeau et son hymne national (www.sapmi.se) . En Suède on parle surtout le same du Nord, mais aussi celui de Lule, de Pite, de Ume et du Sud.  Cependant tous les Sames ne savent pas parler same. Ils n’ont pas eu la possibilité de l’apprendre à l’école ou de leurs parents. En Suède, de nombreux Sames se consacrent encore à l’élevage des rennes à l’intérieur des ”samebyar” qui sont des territoires géographiques réservés pour cela. Beaucoup travaillent dans le domaine de l’art, de l’artisanat et de la musique, d’autres dans le secteur du tourisme, de la presse et des films ou occupent des emplois ordinaires dans la société suédoise. Voir le site de L’Assemblée same/ Sametinget www.sametinget.se L’Assemblée same fondée en 1993 est à la fois une  instance administrative et le parlement des Sames. On trouve plusieurs associations locales sames dans toute la Suède, comme à Stockholm et Göteborg ainsi que le journal same Samefolket( www.samefolket.se)

Le livre Årddå est également une documentation précieuse du mode de vie same tel qu’il était il y a 60 ans de cela, mode de vie totalement inconnu pour des personnes ” non sames”, mais aussi pour les générations actuelles de jeunes sames.  Une des fonctions de la littérature est de témoigner et d’être engagée, ce que fait Årddå.

L’histoire d’Ibbà aborde aussi la problématique de l’enfance considérée hors-norme , la fragilité de l’enfant et  son besoin de confiance, quelles que soient ses origines face à des processus de domination et de discrimination.

Mais ce texte est surtout important pour la place accordée à l’harmonie entre l’homme et la nature, au respect de l’environnement, toutes ces questions si essentielles pour nos sociétés actuelles. Il raconte avec simplicité la beauté de notre univers et sa fragilité en s’appuyant sur les émouvantes illustrations inspirées des paysages et des légendes du Nord, résultat du travail de recherche sur le terrain de l’artiste Kerstin Hjertén et de son étroite collaboration avec l’autrice

Årddå vous fait voyager  ailleurs en remplissant trois fonctions de la littérature, témoigner,  raconter et inspirer!

Harriet Nordlund est une autrice  suédoise d’origine same, née en 1954 dans le comté de Norrbotten  tout au nord de la Suède. Formée à la Statens Scenskola de Stockholm,elle a travaillé dans le monde du théâtre durant toute sa carrière comme actrice, metteur en scène, directrice de théâtre et auteure de scénarios et de textes de théâtre. Elle a fondé et dirigé le théâtre same Dálvadis, situé à Jokkmokk, de 1971 à 1985 avec sa cousine, un des premiers théâtres à jouer en langue same. Elle a publié Samernas skapelseberättelse/ Récit de la création des Sames (2018; ed. Solentro) et Trumbäraren/ le porteur de tambour (2016; ed. Solentro)

Kerstin Hjertén née en 1954 a travaillé dans de nombreux théâtres en Suède, entre autres le théâtre Dalvádis, comme maquilleuse, créatrice de masques, créatrice de marionnettes et marionnettiste. En tant qu’illustratrice, elle a su intégrer des styles et des techniques  variés selon le contenu textuel des différents chapitres du livre : style réaliste, style stylisé de la BD,  peintures , dessins au crayon ou imaginaire  symbolique. Chaque illustration prend le lecteur par surprise. Au fil de la lecture, on découvre des compositions pleines d’émotion, d’humour et de poésie, par exemple les nattes de Ibbà, tressées avec des rubans aux couleurs du drapeau same, l’oreille cachée chaussée de bottillons traditionnels , la lune féérique. Les photos familiales de Harriet Nordlund ont inspiré Kerstin Hjerten dans la création des personnages, de leurs habits, des divers objets  utilisés au quotidien.

Sjuojebiellje

Partout où il y a des gens, se trouve aussi Sjuojebiellje, l’Oreille cachée.

À la maison, l’oreille s’accroupit souvent dans un coin sous le toit.  À l’intérieur de goahte, une tente, elle est sous riehpin, l’ouverture  par laquelle la fumée s’échappe. Si on fait du feu, l’oreille préfère s’installer dans un endroit moins enfumé et donc plus confortable. L’oreille n’aime sans doute pas avoir de la fumée dans ses conduits.

Dehors en plein air, l’Oreille est encore là. Elle entend tous les sons et les mots prononcés. L’Oreille invisible s’installe sur une branche, les jambes ballantes, et écoute avec intérêt les conversations des gens. Comme elle est invisible, l’Oreille peut entendre la vérité, n’importe où.

Si tu es très attentif, tu découvriras  ce que l’Oreille peut réaliser. Elle est particulièrement sensible à ce que tu dis ne vouloir jamais faire. Si tu dis que tu n’aimes vraiment pas une personne, Sjuojebiellje va s’arranger pour que ce soit totalement le contraire. Celui qui médit de quelqu’un deviendra justement vite son ami.

L’Oreille se rappelle des mauvaises pensées et s’efforce de corriger les gens qui comprennent de travers. Un deux trois tu t’en mordras les doigts si tu as essayé de penser du mal de ton prochain. C’est ainsi que l’Oreille nous dirige.

Sjuojebiellje est là  pour corriger  nos petits défauts et nous apprendre , nous les humains à bien réfléchir à ce qu’on dit. Chaque mot est donc important et soigneusement pesé chez les Sames.

Tous savent que quelqu’un écoute. Tous connaissent Sjuojebiellje.

1. La langue same n’a ni genre ( féminin/masculin) ni article. (note de la traductrice)

La queue pour le  téléphone

Une fois par semaine, le mercredi, les enfants qui sont à l’internat ont le droit de téléphoner chez eux. Chaque mercredi, ils font la queue devant le téléphone. Ibbá attend avec impatience les mercredis. Elle a tant de choses à dire à sa maman et son papa. Ibbá a décidé qu’elle va demander à sa maman de venir la chercher pour qu’elle quitte l’internat et l’école.

Quand le mercredi arrive enfin, elle prend place dans la queue pour le téléphone. Ibbá attend son tour pour pouvoir téléphoner chez elle.

La directrice est assise à une table tout près du téléphone. Quand Ibbá s’approche du téléphone une longue file d’enfants silencieux qui attendent leur tour s’allonge derrière elle, et Ibbá sait que tous vont entendre chaque mot qui sera dit.

Quand Ibbá est sur le point de dire tout ce à quoi elle pense, elle perd ses mots. Ibbá entend la voix de sa maman.

-Tout va bien ma petite fille? Tu te plais? La nourriture est bonne? Personne n’est méchant avec toi?

Ibbá est silencieuse chaque mercredi au téléphone.

Lune dans forêt bleue

Comme c’est silencieux, songe Ibbá. Et il fait très froid. Mais la lune me regarde donc je  ne suis pas toute seule.
Salut Lune, tu me vois?
Je te vois et je t’entends, répond la lune.
Éclaire mon chemin, tu as une si belle lumière. Je suis en route pour retrouver mon papa.
Je le fais volontiers. En échange tu devras chanter pour moi jusqu’à ce que tu arrives.
Alors je démarre  maintenant, répond Ibbá et elle se met à suivre la piste.
Toute la forêt est bleue. L’ombre est bleue. Les traces de ses pas dans la neige se transforment en jolies traces des légendes bleues  de la  lune.

Ibbá fredonne une nouvelle chanson inventée sur le miracle. La lumière bleue. Elle avance difficilement sur la piste et commence à se réchauffer sous l’effort. Après la première chanson, elle enchaîne avec La chanson- des- quatre- kilomètres qu’elle trouve  en marchant. Ibbá se sent heureuse. Elle va faire une surprise à son papa dans la forêt et elle sait qu’il sera content. Quand La chanson- des –quatre- kilomètres s’achève, le chemin se divise en deux petites pistes de traîneau.

Maintenant je chante Quel- chemin -je vais- prendre pour toi Lune. Tu pourrais me montrer quel chemin je dois prendre?
Je le fais volontiers, répond la lune en éclairant le chemin sur la droite. C’est la chanson Encore- pas mal- de- chemin- à- faire qui va suivre, prévient  Ibbá et elle sourit à la lune en riant.
Mais un chemin qui est plus court que celui que tu as déjà fait répond la lune.
Quelle chance que j’ai fait plus de la moitié du chemin . Je serai bientôt chez les étoiles, mes soeurs.
Non, non, répond la lune, cette chanson est bien plus longue. Demeure sur la terre.
Ibbá chante:
J’ai une amie qui s’appelle lune.
Cette amie est bleue et vit dans la forêt.
La lune n’est  jamais assoiffée
ni  affamée,
mais moi je le suis.

Les images ont été modifiées.