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« Rêves de la Saint-Jean » de Bengt Ohlsson présenté par Anne KARILA

C’est la Midsommar, la Saint-Jean d’été, et tous les Suédois (ou presque) partent faire la fête à la campagne, entre amis ou en famille. Pendant cette très courte nuit, on mange, on danse, on boit beaucoup, on dort peu et… on formule des vœux pour l’avenir.
Les trois parties de Midsommarnattsdrömmar correspondent aux retrouvailles d’un groupe d’amis pour l’occasion, en 1988, 2003 et 2018.

Auteur : Bengt Ohlsson
Titre suédois : Midsommarnattsdrömmar
Nombre de pages : 432
Années de publication : 2020
Editeur : Albert Bonniers Förlag
Presenté par : Anne Karila, a.karila@yahoo.fr

Le récit mêle conversations et monologues intérieurs d’une petite dizaine de personnages dont le lecteur suit le cheminement de la jeunesse vers l’âge mûr, au fil des évolutions de la société.
Avec un sens aigu de l’observation et une grande finesse psychologique, Ohlsson raconte leurs rêves et leurs désillusions, leurs gloires et leurs défaites. Mariages et séparations, naissances, promesses et trahisons, blessures et accommodements, tel est le tissu de toutes les vies.

Ida, Jenny et Sofia, amies depuis l’adolescence, ont 25 ans et se retrouvent avec leurs compagnons, Aarif, Olof et Nicke, dans la stuga (petite maison en pleine nature) de Tomas. Célibataire timide, un peu en marge de la bande, Tomas est très préoccupé du bien-être de ses invités. Chanteuse dans un groupe rock, Sofia est retardée par un concert puis par un incident sur la route. En 1988, on n’a pas de portable ; ses amis commenceront la fête sans elle. Le repas est simple, l’alcool abondant, les conversations vont bon train. On s’observe, on s’inquiète du jugement des autres, du prix des loyers à Stockholm, on cherche sa place dans le groupe, dans la société. Nicke, pigiste pour des journaux musicaux, masque par un discours cynique ses complexes et ses doutes. La discrète Ida se sent une vocation d’enseignante tandis que son arrogant Aarif lui, se promet une brillante carrière de réalisateur.

Au jeu des souhaits pour l’avenir, chacun évoque ses attentes et ses espoirs, professionnels, amoureux.

Quand Jenny annonce qu’elle est enceinte, un raz de marée ébranle les consciences : l’enfant à venir les fait entrer dans la banale ronde des générations. Leurs rêves de destins extraordinaires sont rattrapés par la réalité. Toute fière qu’elle soit de ce saut dans la vie adulte, Jenny se pose des questions sur ses sentiments et son idéal affiché d’une vie de famille avec Olof.

Ils ont 40 ans et fêtent la Midsommar au même endroit. Le groupe est augmenté d’une ribambelle d’enfants et d’adolescents, Jenny a un nouveau compagnon. Les plats qu’ils ont préparés sont plus raffinés qu’il y a 15 ans, on parle cuisine, éducation, on se veut parent exemplaire, sans pourtant parvenir à tirer son ado rebelle du silence. On s’était imaginé, en bons modernes émancipés et cultivés, pouvoir faire mieux que les générations précédentes, comme parent, amant/e ou ami/e… Mais à toute époque, la vie est un difficile apprentissage et le quotidien grignote les rêves. Maintenant à l’apogée de leur carrière, ils doivent plus que jamais soigner les apparences, montrer que tout va bien, malgré les crises larvées, l’amertume qui suit les revers, les non-dits de plus en plus pesants.

Au jeu des souhaits, auquel participent à présent les enfants, on rêve d’un PC, d’une maison, mais plus du grand amour, du bonheur. Le « nous » se fait rare.

En 2018, la stuga de Tomas est vendue, les amis passeront Midsommar sur un ferry à destination de Tallinn. Corps et visages accusent la cinquantaine passée. Dans la société dominée par l’image, on entretient les faux-semblants. Portables et écrans se sont désormais immiscés dans toutes les relations, Facebook donne le ton, #metoo et les réseaux en font trembler plus d’un. On ne peut même plus aborder certains sujets sans être aussitôt soupçonné de racisme. Chacun finit par se retrancher derrière son rideau de fer intérieur. Au retour de Tallinn, Tomas dresse un bilan : jeunes, on croit faire des pas de géants, avec l’âge, on se rend compte que l’on a tout juste fait un pas de fourmi. Peu à peu, les désirs s’effritent, mais autour de nous, la vie continue.

Romancier et chroniqueur au Dagens Nyheter depuis trente ans, Bengt Ohlsson est une figure importante des lettres suédoises contemporaines. Il signe ici son seizième roman.

Trois sont déjà parus en français, chez Phébus : Syster (2011) et Kolka (2012), traduits par Anne Karila, et Gregorius (2016) traduit par R. Cassaigne.

D’une écriture rythmée et puissante, Midsommarnattsdrömmar brosse un tableau psychologique et social d’une grande acuité. Le récit est dense, les changements de perspective narrative parfaitement maîtrisés, la lecture prenante.

Une grande qualité chez Ohlsson est l’alliance entre douceur de l’écriture et propos sans concessions. À l’encontre de l’esprit du temps soumis au dictat du smiley, Ohlsson ne cherche pas à donner une image édulcorée de la condition humaine. Il peint ce qu’il voit, sans faire aucune leçon de morale ni regretter un passé supposé meilleur. Il est parfois cru, touche toujours l’essentiel de ses personnages dans leur sphère intime et sociale, dévoile les tréfonds des âmes par des détails. La tonalité mélancolique qui se dégage de ses romans va de pair avec l’intérêt profond qu’il porte à l’humain. Ohlsson nous tend un miroir.

Dans un monde happé par la vitesse, Midsommarnattsdrömmar nous incite à prendre le temps de regarder aussi en arrière.

Autant de raisons de poursuivre la publication de l’œuvre de Bengt Ohlsson en français.