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Hommage à Per Olov Enquist

Avril 2020. L'écrivain suédois Per Olov Enquist est décédé et avec lui une grande voix de la littérature suédoise et mondiale s'est éteinte. Il avait de nombreux lecteurs en France où les éditions Actes Sud ont publié la majeure partie de son œuvre, jusqu'à ses deux derniers ouvrages, l'autobiographie "Une autre vie" et son dernier roman "Le Livres des paraboles". Son éditeur et traducteur français pendant de très nombreuses années, Marc de Gouvenain, lui rend un dernier hommage ci-dessous, dans un texte spécialement écrit pour l'Institut suédois.

L’Homme à la tête d’oiseau n’est plus

 

Triste nouvelle. Per Olov Enquist est décédé. La Suède perd un auteur et un très grand Monsieur, le monde un très grand écrivain qu’un moment on disait nobélisable , traduit dans de nombreux pays, et en France très vite après l’écriture de ses premiers titres.

Avec son départ, ce sont des décennies de ma vie qui me remontent en mémoire, moi qui fut son traducteur, son éditeur, son ami je pense. En 1969, Maurice Nadeau et Carl Gustav Bjurström m’avaient demandé de traduire un court texte de lui pour les Lettres Nouvelles, leur perspicacité avait déjà reconnu en lui un futur très grand auteur, lui qui alors n’avait écrit que deux ou trois petits livres, dont Kristallögat, où apparaît déjà son thème de prédilection du visage enfoui sous la glace mais les yeux grand ouverts. Puis Dominique de Roux me demanda de traduire son gros roman : Hess (paru en 1971) ainsi que Les Légionnaires (publié plus tard sous le titre l’Extradition des Baltes) respectivement pour l’Herne et Christian Bourgois…

Per Olov, PéO – comme ses amis l’appelaient -, ne pouvait imaginer que quelqu’un ait pu lire, comprendre et traduire son énorme Hess, et il  parla de moi à beaucoup de gens en Suède (dont Agneta Markås, ma bonne étoile) ; ainsi débuta ma longue carrière de traducteur. Chez Flammarion d’abord : Le cinquième hiver du magnétiseur, roman sur la persuasion qu’un individu peut exercer sur les foules et le Départ des musiciens, dans lequel il est question de la misère et de l’oppression politique et sociale qui régnait là-haut dans le Västerbotten, et poussait les fermiers bûcherons à fuir aux Amériques – parce qu’il n’est rien de pire que la mort.

Des dizaines d’années durant, ses écrits ont ponctué ma vie. Lena Grumbach et moi-même, à mesure de leur publication en Suède, les traduisions pratiquement tous, romans, documents, pièces de théâtre, et en ma qualité de responsable du Domaine scandinave chez Actes Sud  il me fut donné de les publier ou republier. Des dizaines d’années durant, ses écrits ont ponctué ma vie, surtout,  parce que son écriture m’a formé, m’a influencé, fasciné souvent (les fils téléphoniques qui chantent, l’incommunicabilité, l’œil d’oiseau, les émigrants tels les animaux de Brême, le frère disparu dans la brume, le syndicaliste qu’on force à manger des vers de terre…). Je me souviens de PéO visitant avec moi les Cévennes. Nous parlions du protestantisme sévère qu’il connut enfant dans le Västerbotten et de la manière dont j’allais traduire les passages en dialecte de là-haut. Je me souviens de son petit appartement de Sankt Paulsgatan à Stockholm où il me laissait lire les lettres des pauvres Suédois appelant leur roi au secours depuis le Brésil. Je me souviens de salons du livre en France où il répondait à certaines questions qu’il fallait me les poser parce que je le connaissais mieux que lui-même. Le rêve du traducteur !

Je me souviens du choc que fut la lecture du Médecin personnel du Roi. Enfin, après des années difficiles, Enquist revenait dans l’écriture avec un immense roman qui, cette fois dans un cadre historique, une fois encore et sous un habillage romanesque toujours renouvelé, parlait du charisme d’un individu, de l’ascension vers le pouvoir, et de la chute qui s’ensuit. Per Olov Enquist avait un passé de sauteur en hauteur, et même la Cathédrale Olympique, ses chroniques d’envoyé sportif du journal Expressen aux jeux olympiques de Münich parlent de cela : l’ascension, puis la chute. Le triomphe de jeux réussis, puis l’attentat. Ses Chroniques du temps des révoltes ajournées raconte son séjour à Los Angeles et sa participation aux marches pour les droits civiques, et dans sa chambre d’hôtel, il se voit lui-même, comme à travers une pellicule de glace. Pour écrire l’Extradition des Baltes, il se rend dans les pays Baltes, rencontre les témoins. Il entame une grève de la faim pour vérifier ce que ça fait. Enquist est parfois catalogué écrivain documentariste, mais son œuvre va bien au-delà du concret. Il est l’homme à tête d’oiseau, qui se fond dans la foule et observe, l’enfant qui a peur de la nuit quand souffle la tempête de neige, et pourra toujours espérer un jour entendre le violon dont jouait son père qu’il perdit très jeune.

Il écrit le Second, histoire du lanceur de poids qui « falsifia les résultats » mais devint champion, et surtout un héros aux yeux de son fils… jusqu’à la chute. Il écrit l’Ange déchu, dans lequel il est question d’un homme à deux têtes et de la difficulté qu’elles ont à se parler. Il écrit Strindberg et met en scène Selma Lagerlöf. Il se dissimule parmi les hommes sur le tableau représentant Marie, hystérique de la Salpêtrière, soutenue par le professeur Charcot… dont le fils apparaissait déjà dans Hess, roman dans lequel il est, entre autres, question de l’homme enfermé, où que ce soit, et qui ne peut plus communiquer.

PéO ne pourra plus communiquer, et c’est infiniment triste. Il le disait, citant les musiciens de Brême « Rien n’est pire que la mort ».

Marc de Gouvenain

Marc de Gouvenain, traducteur du suédois d’une centaine de titres des auteurs phares des années 1970 à 2000 : Per Olov Enquist, Kerstin Ekman, Torgny Lindgren, Göran Tunström, Lars Gustafsson etc. Responsable du domaine scandinave d’Actes Sud de 1985 à 2009. Auteur de plusieurs livres, dont Retour en Ethiopie, Un printemps en Sibérie, Le Témoin des Salomon.