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« Je ne suis à personne » de Åsa Linderborg présenté par Elena BALZAMO

Åsa Linderborg (née en 1968) est très connue en Suède. Essentiellement comme journaliste, car elle fut pendant une dizaine d’années responsable des pages culturelles de l’influent quotidien Aftonbladet. Mais le public suédois la connait également comme écrivain, même si elle n’a à son actif qu’un seul roman, Mig äger ingen / Je ne suis à personne.

Auteur : Åsa Linderborg
Titre suédois : Mig äger ingen
Nombre de pages : 293
Année de publication : 2007
Editeur : Atlas
Présenté par : Elena Balzamo, elena.balzamo@free.fr

Publié en 2007, il la propulsa aussitôt sur l’avant-scène littéraire. Des prix pleuvaient : ABF:s litteraturpris, BMF-plaketten, Lundequistska bokhandelns litteraturpris, Ivar Lo-Johanssons personliga pris, Neshornet, Klassekampens kulturpris, Hedenvind-plaketten, auxquels il faut ajouter la nomination au prestigieux August-priset.

Des rééditions et des traductions suivirent : allemande, néerlandaise, danoise, finnoise, polonaise, biélorusse… Une version théâtrale donna lieu à des mises en scène, une version cinématographique vit le jour en 2013. On attendait la suite – elle ne vint pas. Jusqu’ici, du moins.

Cette absence de plus ample production romanesque n’enlève rien à la valeur du livre. Qu’on pourrait qualifier de « récit d’enfance » ou, si l’on veut, du Bildungsroman, et qui raconte le parcours de la jeune héroïne, centré sur ses rapports avec son père, un ouvrier métallo et un ivrogne. C’est lui qui élève la fillette après le divorce. A mesure que l’enfant grandit, son regard sur ce père évolue, tandis que son amour pour lui reste intact. Leurs rapports, complexes, changeants, marqués par des rejets et des rapprochements, sont décrits avec une rare finesse, sans clichés, sans sensiblerie, sans auto-apitoiement. Et – plus intéressant encore – ils sont solidement ancrés dans une réalité socio-économique, avec une forte connotation idéologique. L’action du livre se déroule à l’époque où les premières fissures apparaissent sur la façade solide de l’Etat-providence suédois. Dans cette famille ouvrière de Västerås – ville industrielle à une centaine de kilomètres de Stockholm, emblématique de l’industrialisation du pays et possédant une longue tradition des luttes syndicales – la politique fait partie du quotidien autant que les cuites du père. Les parents de l’héroïne sont très engagés politiquement, surtout la mère, avec laquelle les liens ne sont pas rompus – et cette éducation politique se révèle au moins aussi importante pour la formation de sa personnalité que la relation avec le père.

De sorte que le roman de Linderborg tranche avec une grande partie de la production romanesque suédoise, où les personnages, plongés dans l’introspection, se trouvent souvent suspendus dans le vide, hors de tout contexte. La force de Je ne suis à personne vient de ce qu’il réunit d’une manière exemplaire les aspects psychologique et social : le roman offre à la fois la peinture d’un cas individuel et en même temps celle d’une société.  En cela Åsa Linderborg est une digne héritière des grands auteurs « autodidactes » ou « prolétaires » qui ont fait la gloire des lettres suédoises au 20e siècle (Harry Martinson, Eyvind Johnson, Vilhelm Moberg…) et qui comptent parmi eux deux lauréats du prix Nobel. Ces auteurs ont été abondamment traduits en France – le livre de Linderborg, qui se situe au même niveau qualitatif, ne l’est toujours pas. Il serait temps de réparer cette injustice.