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« Je suis descendue chez le frère » et « On est montés avec la mère » de Karin Smirnoff présenté par Anna GIBSON

Il faut avoir le cœur bien accroché pour lire Karin Smirnoff. Bienvenue dans le Västerbotten, au nord de la Suède – contrée d’une beauté âpre, sauvage, violente, où l’alcoolisme, l’inceste et le viol font partie du quotidien avec le fanatisme religieux en option. D’où vient alors qu’on ne puisse lâcher ces livres une fois qu’on les a commencés ?

La réponse tient en un mot : talent.

Auteur : Karin Smirnoff
Titres suédois : Jag for ner till bror et Vi for upp med mor
Nombre de pages : 320 et 353
Années de publication : 2018 et 2019
Editeur : Polaris
Presenté par : Anna Gibson, anna.gibson@wanadoo.fr

Karin Smirnoff donne vie à son univers avec une langue extraordinaire, mélange d’intensité poignante, d’économie spartiate et d’humour froid, qui fait d’elle la digne héritière des grands nordistes Torgny Lindgren ou Per-Olof Enqvist. Dans cette comparaison, c’est le féminin qu’il faut retenir : tout ici est décrit du point de vue des femmes, et notamment d’une narratrice, protagoniste omniprésente, albinos (selon ses propres dires) hors norme, survivante avec son frère jumeau d’un père sadique abuseur et d’une mère maltraitée complice.

C’est elle qui raconte. Elle : janakippo (tous les noms propres sont collés sur ce modèle, prénomnomdefamille, écrits sans cap ; ce n’est qu’une des nombreuses particularités de cette écriture, qui ne cherche pas nécessairement – mais réussit brillamment – à produire un effet magnétique).

Question portée par janakippo : comment fait-on ?

Après que votre jumeau a finalement réussi à tuer le père en lui fendant le crâne avec une bêche, évidemment, ça va déjà un peu mieux. Mais ensuite ? Comment fait-on pour quitter son jumeau ? Ce projet littéraire – trilogie presque achevée –répond à la question, et en pose quelques autres.

Au début du premier livre, janakippo arrive au village, à pied, sous une tempête de neige. Elle vient voir son frère. On ne sait pas où elle était auparavant, ce qu’elle faisait, comment elle a vécu. Silence.

Elle s’installe dans la maison de l’enfance. Son but : empêcher le frère de se finir à l’alcool. Ils ont 37 ans ; jana se trouve immédiatement un amant et commence à travailler. Aide à domicile, pour les vieux, entre deux expéditions de chasse. Les informations affluent, les souvenirs remontent. L’intrigue se met en place, mais en réalité, l’intrigue se confond simplement avec la vie même du village. Une vie où les humains sont sans cesse confrontés à la sauvagerie – la leur, celle des autres, celle de la nature. Un univers puissant, où la brutalité nue est contrebalancée par des éclairs de tendresse, de beauté extrême.

Il y a dans ce monde une force qu’on apprend peu à peu à apprécier à défaut de la comprendre. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, on finit par saisir à demi pourquoi jana a choisi de revenir… Et pourquoi sa créatrice, Karin Smirnoff, a elle-même fini par retourner vivre dans le nord.

Dans le deuxième volet, dont je viens de terminer la lecture, janakippo « monte » avec son frère au village natal de leur mère, situé près de la frontière finlandaise. Ils sont censés ne rester que le temps des funérailles, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Le frère se laisse embrigader dans la secte laestadienne locale et janakippo… se trouve un nouvel amant et devient prof de dessin à l’école du village. Quand arrive la fin de ce nouveau périple, on ne veut plus du tout la quitter. On veut la suivre encore dans ses errances, l’écouter raconter, apprendre de son expérience… janakippo, chasseuse écorchée vive, chat sauvage, férocement sexuée, dure, drôle, enragée, enfantine, a un art paradoxal d’apprivoiser ses lecteurs. Comme sa créatrice, Karin Smirnoff, entrepreneuse dans le secteur du bois qui, à 53 ans, se révèle d’emblée écrivain accompli, en pleine possession de sa singularité, adoubée par la critique et les lecteurs en Suède, nominée pour le prix August 2018, vendue en Angleterre, en Allemagne, en Norvège et au Danemark. Elle termine actuellement le dernier volet de la trilogie ; on l’attend avec impatience.