« Ce chagrin qui s’est installé » de Anna Takanen présenté par Rachel ERDMANN

Anna Takanen est une figure du théâtre suédois : comédienne, metteure en scène, elle était également jusqu’à l’automne dernier directrice artistique d’une grande scène théâtrale de Stockholm.
Sörjen som blev, roman autobiographique, marque son entrée en littérature.

Auteur : Anna Takanen
Titre suédois : Sörjen som blev
Nombre de pages : 300
Années de publication : 2019
Editeur : Albert Bonniers
Agent : Eleonoora Kirk,  eleonoora.kirk@bonnierrights.se
Presenté par : Rachel Erdmann, erdmann.rachel@wanadoo.fr

C’est ainsi qu’elle a été une des heureuses élues de l’émission de radio très appréciée « Sommar i P1 » (« L’été sur P1 ») en juillet dernier : chaque été les personnalités considérées comme ayant marqué l’année écoulée ont le privilège d’avoir une heure d’antenne à leur disposition.

Anna Takanen a écrit l’histoire de sa famille, en particulier celle de son père, Timo : celui qui lui a donné ce nom de Takanen, qui dévoile à toute oreille nordique son origine finlandaise.
Car ce père est un enfant né pendant la guerre russo-finlandaise, un enfant qu’on a envoyé en Suède pour qu’il y ait un quotidien moins difficile et qu’il puisse être bien soigné. Ils furent 70 000  à faire le voyage au milieu du XXème siècle, accueillis dans un des nombreux foyers suédois désireux d’apporter leur soutien et de marquer leur solidarité avec une Finlande ébranlée par la guerre. Orphelin de père, mort au combat, Timo est ainsi séparé de sa mère et de son frère alors qu’il n’a que 5 ans.

Cet enfant de langue maternelle finnoise est du jour au lendemain plongé dans un environnement où on ne communique qu’en suédois. Il devient mutique pendant plusieurs semaines tellement le choc est brutal. Et il sera écartelé la vie durant entre ses deux mères.
Malgré les incitations, Timo refusera de renoncer à son nom de famille, qui le rattache à son pays natal.
Anna, elle, a voulu s’en défaire un temps, pendant sa scolarité, car il ne lui attirait que railleries : les origines finlandaises sont fréquemment moquées en Suède. La Finlande fut suédoise, puis russe, puis indépendante. Ces anciens enfants de la guerre envoyés en Suède ont le plus souvent pris un nom suédois pour maquiller leur origine.
C’est le cas de cet homme âgé venu écouter Anna Takanen dans une bibliothèque, que l’auteure évoque au cours de son émission sur P1 : il était venu la rencontrer parce que le roman faisait fortement écho à sa propre histoire. Cet homme, qui fut vraisemblablement un des 5000 enfants qui ne sont pas retournés en Finlande après le conflit, n’a cependant jamais rien dévoilé de son passé à sa propre famille, et s’est même débarassé du livre après l’avoir lu pour que personne ne puisse s’interroger sur le pourquoi de son intérêt pour ce récit…Il n’aura avoué qu’à Anna Takanen son pays natal. Ni sa femme ni ses enfants ne savent qu’il est né finlandais.

Voilà ce chagrin, cette douleur, ce secret parfois, qui ne sont donc pas seulement ceux de sa famille, qu’Anna nous livre, en nous racontant son père, ses deux grands-mères, ses deux pays : la Suède de son quotidien, la Finlande des vacances. Elle évoque le grand écart  entre les deux langues, que rien de rapproche (le finnois et le suédois n’appartiennent pas au même groupe linguistique), les cousins qui en parlent une, elle l’autre, son père et son oncle qui lorsqu’ils se retrouvaient enfants se parlaient à l’aide d’un dictionnaire, les deux mères qui essayent péniblement de se comprendre…

Le livre est écrit à la première personne, Anna Takanen y part à la recherche de ses racines. Mais il est avant tout adressé à son père, telle une longue lettre, divisée en quatre parties. Chacune des parties porte un titre qui l’interpelle directement, après un prologue qui relate son ultime vieillesse.
Le texte suit la chronologie de la vie du père, dans laquelle à un moment s’inscrit la fille. Il s’arrête peu de temps après la mort de Timo. Le texte ne propose cependant pas un récit linéaire et exhaustif de son destin. Il  se concentre sur les déchirements successifs, sur les souffrances et les ressentis des membres de la famille.
On assiste aux échanges compliqués, souvent épistolaires, entre les deux foyers, aux allées et venues des uns et des autres entre la Suède et la Finlande, aux confrontations douloureuses de ce fils élevé ailleurs qui revient périodiquement dans sa famille biologique, qui elle-même suit son chemin…

On partage avant tout les moments qui ont marqué la personnalité de Timo Takanen puis celle de sa fille Anna. On entend leurs voix, comme si on était au théâtre, on ressent le désarroi ou la colère des protagonistes, de sorte que ce récit, bien que personnel et inscrit dans le temps et l’espace, est avant tout une histoire humaine qui résonne en chacun de nous.