« Le sol mis à nu » par Malin Nord présenté par Françoise SULE

Malin Nord, née en 1972, a grandi dans le village de Handog, au nord de la Suède, dans la province de Jämtland où elle a choisi de retourner vivre après de nombreuses années passées à Stockholm. Ses deux romans Stilla Havet (Le Pacifique -2012) puis Barmark (2017) attirent l’attention de la critique et lui valent d’être finaliste à de nombreux prix spécifiques à la région du Nord, en 2012 et 2017, Norrlands litteraturpris et Studieförbundet Vuxenskolans Författarpriset (Prix de l’enseignement pour adultes pour une œuvre abordant la désertification des campagnes). Sa pièce de théâtre Elvira.En fantasi om Elvira Mandigans verkliga öde (Elvira. Variation sur le véritable destin d’Elvira Mandiga) remporte le Länstidningens kulturpris (Prix culturel de la presse régionale). Malin Nord est également corédactrice de l’anthologie Inifrån Sápmi. Vittneslmål från stulet land (Ed. Verbal).

Auteur : Malin Nord
Titre suédois : Barmark
Nombre de pages : 250
Année de publication : 2017
Editeur : Albert Bonniers förlag
Contact : Charlotte Aquilonius, Lotta.aquilonius@albertbonniers.se
Présénté par Francoise Sule, Francoise.sule@telia.com

Le roman Barmark (Le sol mis à nu) se déroule dans la province de Jämtland et en Norvège. Le titre suédois se réfère à la période morose de la fonte des neiges, lorsque le sol est mis à nu, mais où rien n’a encore pris racine, une période d’attente avec des conditions climatiques encore difficiles. Le lecteur découvre l’histoire de trois générations de femmes, Signe, Monika et Anja, racontée dans deux perspectives temporelles, les années 40 durant l’occupation de la Norvège par l’Allemagne et l’époque actuelle.

Signe et son mari Bjørn font partie du mouvement de la Résistance norvégienne. Suite à l’arrestation de son époux, Signe qui attend un enfant choisit de fuir en Suède. Les trains fonctionnent entre Trondheim et Storlien, mais elle craint d’être arrêtée en chemin. Elle décide de passer la frontière par les sentiers de montagne et de confier son fils Olav à son oncle, car la route choisie est trop dangereuse pour le petit garçon. Olav la rejoindra lorsqu’elle sera en sécurité, une fois arrivée en Suède. En 1942 Signe accouche de Monika la mère de la narratrice Anja, dans le camp de réfugiés du village suédois de Blekmyren.  Olav meurt dans un incendie en Norvège et ne retrouvera jamais sa mère. Anja se plonge dans les cahiers du journal intime tenu par sa grand-mère pour tenter de comprendre le mutisme de sa mère, pourquoi celle-ci n’arrive pas à communiquer avec sa propre mère, pourquoi Monika ne parle jamais du choix tragique de Signe : devoir abandonner un enfant pour protéger l’enfant à venir.

La double perspective temporelle permet au lecteur de comprendre les liens qui s’établissent entre les épreuves vécues par Signe et les émotions éprouvées par sa petite-fille. Le récit soulève la question de la transmission mémorielle, de la manière dont nous héritons des traumatismes subis par les générations précédentes. Anja a aussi le sentiment que sa mère la tient à l’écart, et cherche la réponse dans l’histoire de Signe pour comprendre la raison du mutisme de Monika. Les notes du journal intime de la grand-mère sont tissées dans la trame narrative sous forme de fragments, de brefs retours en arrière sur ses premières années en Suède comme réfugiée. Elle refuse d’accepter la perte de son mari et d’Olav. Pour les garder vivants, elle parle constamment d’eux à sa fille qui n’accepte pas de vivre avec ce passé.  Les deux temporalités s’enchainent habilement dans le schéma narratif, clairement indiquées par une date ou le nom d’un personnage.

Barmark est un récit sombre, cruel, bouleversant sur les méandres des secrets et des non-dits des histoires familiales, finement écrit avec délicatesse et sobriété sur la toile de fond des torrents, des tourbières, des ténébreuses forêts de Jämtland hantées d’enfants perdus. La solitude des lieux, leur désolation forment une matrice où les personnages sont confrontés dans le silence, avec eux-mêmes. Question du lieu, question de l’être, question de la mémoire, le paysage de la campagne nordique de Malin Nord devient la métaphore d’un manque à combler. En outre, l’histoire d’une femme exilée et des répercussions traumatisantes de son vécu sur les générations suivantes rappelle que nous portons en nous les récits familiaux, thème profondément actuel dans le contexte de la crise migratoire et de l’accueil des réfugiés d’aujourd’hui.

Extraits choisis Barmark

(page 174)  Signe Décembre 1942

”La chaîne montagneuse se dresse à l’horizon. À distance, elle donne l’impression trompeuse d’être une montagne ordinaire.

C’est là qu’ils devront se rendre, car les soldats allemands contrôlent les routes, ils doivent passer avec les vaches et les chèvres, tout leur bagage, le réchaud, la tente et les provisions, à travers les forêts de Tröndelag vers la frontière suédoise qui se trouve quelque part, loin devant eux.

Nul ne sait s’ils pourront un jour revenir.

Signe caresse son ventre tendu et durci. Après cette nuit agitée, les coups de pied ont diminué, ils sont parfois étrangement faibles, comme si un animal marin agonisant flotte en elle et la frôle par moment de l’intérieur. Elle ne lâche pas Liv du regard. Elle pense à l’utérus qui se contracte, elle se demande si le corps se prépare.

Crois-tu que le moment est venu ? ”demande-t-elle à Liv. »

(page 185) Anja

”Je me suis réveillée à l’aube. J’ai traversé la cour de la ferme, le vent me fouettait le visage. J’ai aspiré l’air froid à plein poumon. Le sol noir était recouvert d’un givre haletant. L’herbe brillait pareille à des éclats de verre dans la lumière qui revenait. L’air glacial était léger et coupant. Le ciel rougeoyait à l’horizon. Soudain un oiseau solitaire a chanté quelque part. Un faible pépiement m’est parvenu dans la tempête. Comme si c’était le printemps. Mais même si la terre luisait, tremblait d’un bleu féerique, étincelait avec  une clarté grandissante dans le  paysage gris et exsangue, l’ obscurité était en route, inéluctablement”