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DROITS VENDUS « Les mots arrivent en retard » par Jila Mossaed présenté par Francoise SULE

Née à Téhéran, Jila Mossaed vit aujourd’hui en Suède. Son père, poète gnostique et juge, l’initie très tôt à la poésie. Après des études aux États-Unis, elle travaille comme rédactrice à la radio et télévision iraniennes. La prise du pouvoir par Khomeini en 1979 aboutit à un durcissement idéologique qui limite la liberté d’expression. Jila Mossaed se réfugie en Suède avec ses deux enfants en 1986.

Autrice : Jila Mossaed
Titre en suédois : Orden är försenade
Nombre de pages : 79
Année de publication : 2021
Éditeur : Lejd förlag
Contact : info@lejd.se
Présenté par : Françoise Sule

Jila Mossaed écrit en suédois depuis 1997 et entre à l’Académie suédoise en 2018. Son œuvre poétique, où le thème de l’exil occupe une place essentielle, est traduite en plusieurs langues et couronnée de nombreux prix littéraires.

Le coeur demeure dans le berceau (éd. Hasthtag 2019) reçoit le célèbre prix de poésie au féminin, le prix Vénus Khoury –Ghata 2020.  Le huitième pays ( éd. Le Castor astral, 2020) obtient le prestigieux prix Max Jacob étranger 2022.

Jila Mossaed est l’une de voix féminines les plus remarquables de la poésie suédoise contemporaine. Par sa trajectoire personnelle, Mossaed a dû comme adulte conquérir la langue suédoise pour construire une œuvre poétique à partir de cette nouvelle langue. Elle continue à écrire dans sa langue maternelle, le persan, mais insiste sur la différence de tonalité entre les deux écritures : l’écriture poétique en suédois est plus directe, plus engagée, l’écriture en persan plus mystique. Mossaed donne une analyse politique de cette différence en soulignant que la simplicité du texte suédois peut être liée au fait qu’elle a surmonté la peur d’oser parler ouvertement, d’oser exprimer le mot censuré. Elle présente ainsi sa démarche d’écriture et son engagement :

”J’arrive ici non seulement de Suède, mais d’un pays où la poésie a été la force et la résistance d’un peuple contre ses dirigeants pendant plus de mille ans.
J’ai dans mes bagages de grands poètes comme Rumi, Hafez, Khayam et 40 000 poètes de ghazal.
Ils m’accompagnent pour créer un mur stable et beau contre lequel je peux m’appuyer.
Pour pouvoir m’exprimer, me faire comprendre et être lue, j’ai cherché une nouvelle langue et ce fut la langue suédoise qui m’a ouvert ses bras et m’a invitée dans son beau jardin.
J’ai cherché une langue qui pouvait me donner la liberté d’écrire sur tout sans être punie, une langue qui aide la peur à disparaître du corps des mots.
Mais ce n’était pas seulement cela qui m’a aidée à changer de langue, de passer du persan au suédois.
Ce qui est la force motrice de mon écriture est de pouvoir témoigner de ma situation historique dans le monde. Parler de moi et des millions d’autres personnes qui sont déplacées géographiquement chaque jour contre leur volonté.
Désormais, après plus de vingt ans, le poème frappe à la fenêtre de mon cerveau en suédois et en persan.
Un triomphe que la force infinie de la langue a créé pour moi.
Je n’écris pas seulement sur l’exil, j’écris sur la vie, le temps, la mort et un arbre magique qui relie l’ensemble dans une ligne qui s’appelle l’amour et qui illumine toutes les langues du monde.”

(Jila Mossaed – Discours prononcé à Montréal, Maison des Écrivains, 2019)

La poète Vénus Khoury-Ghata, Prix Goncourt de la poésie, salue en Jila Mossaed « (…) sa capacité (…) à insérer deux langues dans le même moule, à les faire cohabiter sur la même page. Les images de l’une dans la forme de l’autre : le lyrisme inhérent à l’Orient assagi par des années de vie dans un Occident adepte de l’austérité.” (Préface au recueil Le huitième pays, 2022, ed.le Castor astral)

Dans son dernier recueil de poésie, le neuvième en suédois, Orden är försenade (« Les mots arrivent en retard »), composé durant le temps mort de la pandémie Covid, sont rassemblés soixante-dix poèmes sans nom ni date, placés en trois parties aussi indéterminées.

Il commence ainsi :

Au coeur des ténèbres de la forêt
coule le vin
du nombril de la lune
Chaque feuille
bouche assoiffée
la forêt s’extasie
Nous serons guidés au sommet d’une montagne
L’obscurité lèche la lumière vacillante”

(partie 1)

L’extase du début s’atténue vite devant la présence de la mort, les disparitions, les guerres, et l’exil. La nature n’est pas seulement belle et innocente, elle peut être macabre. Les arbres se nourrissent des cadavres enterrés, la mer fait sombrer les bateaux de réfugiés. Les contrastes entre la violence et la beauté, la dureté et la douceur marquent les images du paysage poétique .

Les mots servent à animer, à donner vie aux choses inertes, comme les pierres et la terre. Ils traduisent aussi la douleur collective, la solitude, la fuite. Combien de victimes innocentes peuvent trouver place dans un vers ? En pratique, aucune… les mots arrivent en retard. Mais le poète engagé doit tenter d’écrire sur:

Les morts de Tripoli
Les morts de Bagdad
Les morts de Herat
Les morts de Damas

(…)

Les sans noms ne comptent jamais
Les cadavres des villes mortes
attendent de respirer à nouveau”

Le retard des mots suggéré dans le titre implique une perte. Certes les mots disparaissent, reviendront cependant grâce à l’écriture du poème qui n’est pas un acte statique, mais un processus de résilience libérateur.

”Les mots arrivent en retard
Des nouveau-nés affamés
Palissent dans leur dernier souffle
Des mères frappent leurs seins taris
La mer fouette des bateaux surchargés
Les nuages ont disparu

Les mots arrivent en retard
Ils sont livrés
Comme un soleil brûlant
Dans mon coeur
J’écris un nouveau poème
Et tout s’éteint”         

(partie 2)

Mossaed insiste sur le fait que son pays natal fait partie du monde, que son cœur ne connaît pas de frontières géographiques. S’articulant autour du questionnement sur la mort, le message du poète est aussi porteur d’une lumière d’espoir. Par sa langue limpide, Mossaed entraîne son lecteur dans un voyage où la peine côtoie l’espoir d’une issue possible.

« Déterrer
des mots sans ailes
Pleurer des bouches silencieuses
Balayer en soi
Jeter des photos jaunies
des lettres illisibles
Puis disparaître
dans l’infini d’une nuit sombre
Derrière un volcan éteint
C’est le plan du voyage »

(partie 2)

Les mots sont toutefois menacés d’oubli. Le titre du recueil avertit de ce danger, mais en souligne aussi sa durée éphémère. Les mots ne seront pas perdus. La consolation se trouvera dans le souvenir de la mère, de la sœur, dans l’écoute de la nature, dans la compassion. La dernière partie du recueil contient une série de poèmes d’amour ainsi qu’un appel à la complicité du lecteur. L’écriture est une façon de recueillir des liens, de chercher une unité dans un monde en perpétuelle mouvance, de questionner comment les lieux portés dans la mémoire individuelle et collective peuvent déterminer notre identité.

”Je tresse mes cheveux
Et enfonce la corbeille
dans la brume grise
Envoie-moi de nouveaux rêves
Le vent se déchaine
dans cette chambre
On a fait disparaitre le soleil
Tire ma corbeille
De l’océan des brumes
Remplis-la de tes pensées”

(Partie 3)

L’imaginaire de Mossaed se retrouve dans ce dernier recueil, qui s’inscrit dans une œuvre poétique solidement ancrée depuis plus de vingt ans dans son pays d’adoption. Une symphonie de variations autour de la vie, avec la lune, l’arbre, la mère, le lait, la mort… La vie est une énigme que le langage s’efforce de résoudre.

Ce n’est pas un recueil pour le ”lecteur en quête de brillance équilibriste”, comme le souligne une critique suédoise. Il ne faut pas se hâter dans la lecture. La simplicité de l’écriture, dénudée du moindre artifice, invite à une lecture en contrepoint.

« J’ouvre la porte de l’appartement
sur la chaleur de l’obscurité qui m’attend
Je suis au milieu de la solitude
Chaque flèche dans mon cœur
s’en détache
pour toi mon amour »

Nous arriverons toujours en retard au rendez-vous des mots. Mais si nous prenons le temps de rester avec eux, il sera possible de vivre et de résister. En dépit des exécutions et des massacres. Jila Mossaed ne recherche pas ”une lumière vacillante” comme elle l’indique dans le poème introductif de la première partie, mais plutôt la bienveillance, une sorte d’acceptation trouvée dans ”la chaleur de l’obscurité”.